Jack Goody (1919-2015) est un anthropologue majeur dont l'œuvre a profondément exploré les conséquences sociales et cognitives de l'introduction de l'écriture dans les sociétés humaines. Ses ouvrages phares, notamment La Raison graphique et Entre l'oralité et l'écriture, rompent avec les dichotomies simplistes ("pensée primitive" vs. "pensée civilisée") pour se concentrer sur les technologies de l'intellect, en particulier l'écriture.
Goody met en évidence que l'écriture n'est pas seulement un moyen d'enregistrer la parole, mais un instrument fondamental qui restructure la pensée et l'organisation sociale.
Dans les sociétés à tradition orale, la transmission (des mythes, de l'histoire, des coutumes) est fluide et dépendante de la mémoire collective vivante. Les récits doivent être adaptés aux circonstances de la performance et de l'auditoire. L'«histoire» (h) et l'«Histoire» (H) y sont souvent fusionnées, car le passé est un "réservoir de vérités" constamment réélaboré pour maintenir la cohérence sociale. Le passé qui n'est plus pertinent est simplement oublié.
L'écriture introduit un changement radical. En fixant le langage sur un support matériel, elle permet la création d'un registre immuable. Cela a plusieurs effets:
Séparation du mythe et de l'histoire: Le texte écrit crée une distance critique entre l'énoncé et son énonciateur, permettant l'analyse, la critique, et la distinction entre le mythe (récit sacré) et l'histoire (récit factuel ou vérifiable).
Expansion de la mémoire: L'écriture permet de conserver d'énormes quantités d'informations, y compris des éléments qui seraient «oubliés» en oralité car considérés comme non essentiels.
Formalisation des savoirs: Les listes, les tableaux, les formules et les dictionnaires, rendus possibles par l'écrit, facilitent l'émergence de la logique formelle et de la science.
Goody insiste sur le fait que l'écriture est un outil d'organisation et de classification qui transforme la nature même des institutions sociales, de la loi et de la religion, en donnant un caractère de permanence et de légitimité aux textes fondateurs. Son approche est donc cruciale pour comprendre comment le passage à l'écrit a modifié la transmission des mythes et le rapport à la vérité historique.