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Capitalisme ou démocratie ?


S’il est un champ de la philosophie qui a connu un essor considérable dans les pays anglo-saxons et qui demeure encore trop peu exploré en France, c’est bien celui de la philosophie économique. Ce terme désigne une approche philosophique des problèmes économiques et sociaux, en dialogue avec les débats des économistes, en particulier avec ceux qui occupent le sous-champ un peu marginal qu’est l’économie du bien-être. 

Démocratie et économie

Dans Capitalisme ou démocratie ? Fleurbaey défend l’idée que l’extension du projet démocratique aux sphères de l’économie pourrait assurer une plus forte stabilité de nos sociétés tout en garantissant au capitalisme une dynamique inclusive (ne laissant personne de côté), dynamique qui semble s’être plus qu’essoufflée depuis la fin des années 1970. Il y défend ainsi une théorie de la justice – l’égal accès à l’autonomie – qui pourrait venir soutenir une transformation du capitalisme, ce dernier n’étant jamais qu’une « forme particulière de l’économie de marché, dans laquelle l’organisation de la production est placée sous le pouvoir ultime des apporteurs de capitaux ». 

Égalité d’autonomie

L’un des intérêts du débat en philosophie politique sur la justice sociale depuis les années 1970, depuis la Théorie de la justice de Rawls en particulier, a consisté à montrer que l’on pouvait être libéral et égalitariste, qu’on pouvait vouloir préserver les libertés de base individuelles, valoriser l’autonomie personnelle, tout en favorisant une certaine forme de solidarité ou au moins de coopération économique ou sociale entre les acteurs de la société ; Rawls préconisait ainsi d’accorder une attention spécifique aux plus désavantagés et de maximiser leur situation selon un principe appelé de différence (toute inégalité peut être acceptée dans la mesure où elle est à l’avantage des plus désavantagés). Fleurbaey propose de prendre plus au sérieux les phénomènes de domination et d’inclure dans une définition de l’égalité sociale le projet de les éradiquer. Il préconise ainsi une égalité d’autonomie (p. 43-49) dont il discute les modalités de réalisation dans la fin de son chapitre. En quoi consiste cette « égalité d’autonomie » qui constitue la thèse centrale de l’essai ?

Résumé de la thèse de Fleurbaey. 

L’autonomie, comprise classiquement comme la capacité des individus à se gouverner eux-mêmes, à faire des choix non contraints pour mener la vie qu’ils pensent être la meilleure pour eux, est bien souvent fragilisée lorsque le contexte de choix est compromis par des contraintes en tous genres. C’est donc ce contexte que l’on doit être en mesure d’évaluer. Deux individus qui ont le même revenu ne jouissent pas forcément d’une autonomie identique. Ainsi une personne pauvre, selon le critère retenu d’« autonomie », n’est pas seulement une personne qui jouit d’un revenu faible, mais une personne qui jouit d’un contexte de choix dégradé du fait d’un « patrimoine faible et illiquide », de l’incertitude de son revenu, de l’isolement, etc. (p. 45). Si l’égalité d’autonomie permet déjà de modifier notre manière d’appréhender la pauvreté d’un individu, elle offre une capacité de décryptage des relations sociales bien plus forte que ne peut le faire une définition de l’égalité plus axée sur les possessions ou avantages matériels. C’est ici que Fleurbaey « complète » le principe d’égalité des chances : « […] il ne faut pas seulement des chances “égales”, mais il faut en outre que les opportunités soient, dans leur contenu même, “égalitaires”, c’est-à-dire que les individus, dans leurs choix, ne risquent pas de tomber dans la pauvreté ou sous la domination d’autrui » (p. 47, je souligne). Le principe maximin est donc redéfini de la manière suivante : « donner la priorité à ceux qui ont le moins d’autonomie, sans accepter l’idée que la perte d’autonomie puisse se justifier par une mauvaise gestion personnelle des chances offertes au départ » (p. 48). En d’autres termes, ce n’est pas à l’individu de construire son autonomie à partir de biens sociaux que la collectivité lui assurerait au départ, mais bien à la société de préserver et de garantir l’autonomie de tous ses membres, et en particulier des plus démunis en cette matière, tout au long de leur existence et à mesure des choix qu’ils effectuent. Il faut donc favoriser un égal accès à l’autonomie.

Un pari démocratique 

Ce pari démocratique soutient que les sociétés contemporaines ont intérêt à augmenter le « degré de maîtrise des individus ordinaires sur leur propre sort » et à délaisser l’idée paternaliste selon laquelle la compétence politique – l’art de (se) gouverner – serait réservée à certains. Au contraire, soutient Fleurbaey, « toute décision doit être prise par ceux qu’elle concerne, et le pouvoir de décision doit être réparti en proportion des intérêts en jeu » (p. 92). Cette démocratisation de la vie politique et sociale se traduit essentiellement, dans Capitalisme ou démocratie ?, par une insistance sur la démocratisation des décisions économiques. 

Justice sociale égalitariste

La tâche du philosophe politique est, selon Guibet Lafaye, « de concevoir des institutions non seulement équitables mais également susceptibles de susciter des dispositions solidaires » (p. 13). Comment, et dans quelle mesure, des principes et critères de justice sociale peuvent-ils entraîner une adhésion individuelle et façonner une éthique solidaire chez l’individu ? 

Liberté et solidarité

La question, à laquelle tous les libéraux égalitaires – c’est-à-dire les libéraux soucieux de réaliser certaines formes de justice sociale – ont tenté de répondre, est celle que leur (op)posait les libéraux non égalitaires, qu’on appelle parfois libertariens, pour qui la défense de la liberté doit se faire prioritairement sur la base de principes propriétaires et à l’exclusive de tout souci égalitariste. Comment concilier liberté individuelle et solidarité sans empiéter sur ce qui relève de la sphère propre des individus, la propriété d’eux-mêmes et, par extension, de leurs biens légitimement acquis ? 

La chance

Des difficultés auxquelles on se heurte face au concept de « chance » : lorsqu’on veut « égaliser les chances », on cherche en effet à neutraliser les éléments de l’existence d’un individu dont ce dernier ne serait pas responsable et qui grèveraient lourdement ses « chances » de conduire sa vie comme il l’entend. Reste que déterminer ce qui relève de la responsabilité de l’individu, la sphère du mérite individuel donnant lieu en définitive à des inégalités justes, ne va pas de soi. La distinction entre la « chance brute » – indépendante des choix individuels – et la « chance d’option » – directement issue des choix de l’individu –, si utile soit-elle dans sa formulation proposée par Dworkin, ne suffit pas à lever ces difficultés. Ainsi, qu’il s’agisse des richesses matérielles ou d’autres ressources encore, nous ne cessons de faire des « dons » à nos proches qui remettent en question l’égalité des chances. Empêcher ces « dons », si cela était possible, conduirait à promouvoir des principes de justice qui ruineraient la tendance altruiste présente au sein de nos sociétés, et, en ce sens, à rendre contradictoire l’ambition d’une justice à l’échelle de la société compatible avec la pénétration de principes solidaristes dans l’éthique individuelle.

Capabilités

Lorsqu’un individu ne peut pas marcher en raison d’un handicap, une allocation ne suffit pas à lui rendre possible un certain nombre de déplacements jugés pourtant socialement nécessaires ou fondamentaux pour mener une vie digne, quels que soient les choix personnels de chacun en matière de vie bonne. En ce sens, ce ne sont pas seulement des « biens » qui peuvent être qualifiés de premiers (ou à distribuer en priorité), mais aussi des « capabilités », soit la capacité de transformer ces biens en résultats. En somme, le handicap requiert non seulement une compensation ou un revenu mais des infrastructures – ou du matériel – rendant possible le déplacement de l’individu en question. Cette capabilité ne se contente pas de mettre les individus en situation de pouvoir réaliser certaines actions, mais considère que certaines actions doivent être réalisées pour que ces individus soient réellement autonomes : certains « fonctionnements humains » sont nécessaires pour mener une existence authentiquement humaine. 

Égalité des résultats primaires

Il s’agit de promouvoir non plus une égalité des chances ou des ressources, mais ce qu’on pourrait appeler une « égalité des résultats primaires » La société ne doit pas seulement distribuer des biens mais aussi des habiletés, des capacités à se diriger dans l’existence, et plus encore qu’elle doit offrir des situations, des contextes où nous mettons effectivement en œuvre ces habiletés. Reste une difficulté majeure : comment dresser la liste de ces « accomplissements sociaux fondamentaux » ? Qui décidera des habiletés ou des capacités qu’un homme doit posséder pour être jugé « libre » ? Une telle conception doit donc se prémunir d’une tendance perfectionniste voire paternaliste.

L'absence d'envie

On comprend que dans le projet d’interroger la manière dont l’éthique individuelle peut enregistrer et vouloir promouvoir des principes de justice sociale, le critère d’« absence d’envie » puisse occuper une place de choix. Cette diversité non dominée ne « requiert le transfert de ressources externes de la personne A vers la personne B, que pour autant que n’existe aucune personne qui ne préfère la dotation globale de B à celle de A » (p. 221, note 245). Ainsi, si une personne A accomplit un travail pénible et mal rémunéré, et B un travail agréable et rémunéré à la même hauteur que celui de A, on pourra justifier le transfert de ressources de B vers A jusqu’au point où aucune des deux situations ne puisse être préférée à l’autre par aucun membre de la société, et ce seulement si, au départ, aucun membre de cette même société ne trouvait la situation de A préférable à celle de B. 

Revenu d’existence

Il ne peut y avoir de compensation équitable, pour des différences de talents et dans une perspective susceptible de satisfaire le critère de non-envie, qu’à condition que soit instauré un revenu d’existence […], grâce auquel l’ensemble des revenus n’est pas exclusivement conditionné par le travail salarié » ), et donc, pourrions-nous ajouter, par les « talents » des uns ou des autres valorisés sur le marché du travail.

La question de l’égalité invite donc à réfléchir sur les moyens nécessaires à la réalisation des projets de chacun des membres d’une société. L’allocation universelle semble permettre une liberté effective : en particulier une liberté qui laisse le choix entre le travail et le non-travail et donne la possibilité d’avoir dans les mains un véritable pouvoir de négociation (p. 261, note 75) quant à l’entrée et la sortie libres du marché du travail, condition nécessaire pour mener des activités non pas dictées par le marché mais par les préférences individuelles. 

Sources de financement et globalisation

Les sources de financement de l’allocation peuvent être variées et en réaffirmant qu’un tel financement n’inciterait pas les agents à diminuer leur participation à l’effort productif. Plusieurs formes de transferts sont en effet envisagées : une redistribution des salaires, une compensation des inégalités capital/travail. Reste que l’échelle d’application des mesures redistributives égalitaristes ne manque pas, à nouveau, de heurter le programme d’une pénétration des principes de justice sociale dans la sphère de l’éthique individuelle : en effet, ces mesures de redistribution doivent être appliquées sur « la plus vaste échelle géographique possible, afin d’éviter les effets négatifs de la concurrence fiscale entre les États » (p. 339), si bien qu’« [a]ucune tentative d’instauration d’un système économique plus égalitaire ne peut se limiter à un pays particulier ou à des groupes de pays, car elle doit tenir compte de l’ampleur des inégalités mondiales et du contexte de globalisation » (p. 339).

Marc Fleurbaey, Capitalisme ou démocratie ? L’alternative du xxie siècle, Paris, Grasset, 2006, 214 pages, 13,50 €.Caroline Guibet Lafaye, Justice sociale et éthique individuelle, Laval, Presses de l’Université, 2006, 441 pages, 32 €.

EXTRAITS D'UN ARTICLE DE VINCENT BOURDEAU À LIRE DANS SON INTÉGRALITÉ SUR LE SITE JOURNALS OPENEDITIONS