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Dette publique : qui gardera les gardiens ?


Ils n’ont pas rongé leur frein bien longtemps, les gardiens obsessionnels de la dette publique. Et ils ne sont pas prêts à accepter que le bel édifice de la dette patiemment bâti et consolidé depuis près de cinquante ans s’effondre d’un coup à cause d’un virus. Rappelons qu’aujourd’hui, 40 % de notre dette publique correspondent au seul remboursement des intérêts que nous acquittons aux marchés financiers. Si nous avions conservé le circuit du Trésor, légué notamment par François Bloch-Lainé, et qui a permis de reconstruire la France d’après-guerre en une génération, au lieu d’inscrire dans le marbre du Traité de Maastricht (qu’il faudra réviser tôt ou tard) l’assujettissement de la souveraineté d’un État aux caprices irrationnels des « marchés », nous n’aurions pas ou peu d’intérêts à payer sur notre dette. Celle-ci pourrait aujourd’hui s’élever à environ 72 % du PIB, au lieu des 120 % qu’elle va franchir en 2020. Ce ratio n’a, certes, aucun sens économique puisqu’il superpose un stock (la dette) sur un flux (le PIB) mais, depuis des décennies, il sert d’alibi à l’idée fausse que nous dépensons trop et qu’il est temps de vivre à la hauteur de nos (modestes) moyens.

60 % de notre dette est détenue par des des fonds de pension et des gérants d’actifs étrangers. 

L’obligation de se financer sur les marchés présente un double avantage pour les partisans de l’austérité et de la financiarisation de l’économie : elle alimente les profits bancaires (et les dividendes de leurs actionnaires) et fait gonfler la dette elle-même, renforçant l’idée que, décidément, nous sommes impécunieux. À la place du circuit du Trésor, l’État a livré aux banques privées, via l’agence France Trésor, le soin de gérer notre dette publique sur les « marchés ». Résultat : 60 % de notre dette sont détenus par des non-résidents, ce qui met la France à la merci du bon vouloir des fonds de pension et des gérants d’actifs étrangers. En Italie, seuls 30 % de la dette publique sont détenus hors de la péninsule, et 5 % au Japon.  

La dette étant stable depuis les années 1980, il est grand temps que l’État finance la reconstruction sanitaire, écologique et sociale

Aujourd’hui, la dépense publique contribue à hauteur de 22% du PIB français (et non 56 % comme cela est répété à tort aussi bien par le Président de la République que le gouverneur de la Banque de France, qui, l’un comme l’autre, trahissent leur biais idéologique lorsqu’il s’agit de lire les comptes publics). Elle est stable depuis les années 1980 et il est grand temps que l’État prenne ses responsabilités en finançant la reconstruction sanitaire, écologique et sociale de notre pays. M. William Dab, l’ancien directeur général de la Santé, alerte d’ores et déjà sur notre incapacité industrielle à produire en masse le vaccin contre la COVID lorsque celui-ci sera disponible. Qu’attendons-nous pour financer l’investissement dans ces industries ? Il est vrai que nous sommes déjà à cours, à l’automne 2020, de vaccins… contre la grippe. Et qu’au lieu de sauver des vies, le gouvernement français semble vouloir à tout prix convaincre nos concitoyens que l’urgence est de réduire les services publics.

L’urgence est-elle de réduire les services publics ou d'abandonner les plus fragiles qui coûteraient trop cher ?

Pour cela, rien de tel qu’une dette publique qui augmente. Le deuxième confinement (qui aurait pu être évité grâce à une meilleure anticipation) va provoquer vraisemblablement une perte additionnelle de revenus d’au moins une cinquantaine de milliards d’euros. Le PIB français devrait donc s’effondrer d’au moins 12 % en 2020, en grande partie du fait de l’incurie des autorités publiques. Rappelons que l’Allemagne va s’en sortir avec – 5,5 %, car ses dirigeants n’ont pas hésité à investir massivement. Le gouvernement ne semble pas s’en soucier, puisqu’il n’a strictement rien fait pendant l’été pour préparer la vague automnale du virus. Au contraire, le 29 août, il profitait de la torpeur estivale pour introduire un décret visant à restreindre les critères de vulnérabilité sanitaire ouvrant droit au chômage partiel. À la bonne heure : la chute supplémentaire de nos revenus continue de gonfler le ratio dette publique/PIB et de justifier l’abandon des plus fragiles au motif qu’ils nous coûtent trop cher.

Argent magique, dissonance entre le discours et la réalité ? 

Pour les gardiens de l’austérité budgétaire, toutefois, les derniers mois ont eu l’inconvénient majeur de contraindre les États, dont la France, à révéler qu’ils pouvaient emprunter sans délai des centaines de milliards à taux négatifs pour éviter l’effondrement immédiat. De son côté, la BCE doit continuer à affirmer, elle aussi, qu’il n’existe pas « d’argent magique » tout en créant ex nihilo pas loin de 1 800 milliards d’euros depuis le mois de mars à destination des banques privées. Dissonance entre le discours et la réalité ? C’est bien le moins que l’on puisse dire.Il ne faudrait cependant pas que cela dure trop longtemps : certes, les « chiens de garde », selon les termes de Paul Nizan, ont dû accepter de mettre en sourdine leur discours anti-dette (ou plutôt anti-État comme nous le verrons, car c’est bien l’État qui est visé in fine), mais il faut rapidement faire entendre que tout cela n’était que temporaire, une folie passagère induite par un virus réputé imprévisible (dont le retour, après les deux épisodes précédents de 2003 et 2012, avait été pourtant prévu et annoncé par l’OMS depuis sept ans).

Retour rapide à des politiques d'austérité

Même si le mot n’est jamais prononcé, il faudra donc très vite retourner à des politiques d’austérité. Ce fut d’abord la Cour des Comptes dans son rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques du 30 juin 2020 qui lança la première flèche : « au-delà de ces mesures de court terme, la France va devoir rebâtir une stratégie de finances publiques. Une action en profondeur est nécessaire afin d’ancrer la soutenabilité de la dette publique et de rehausser la qualité des politiques publiques ». Le message est clair : préparer l’austérité à moyen terme, après les mesures du plan de « relance » (qui n’en est pas un, ainsi que l’Institut Rousseau l’a montré dans une note récente), et couper dans les dépenses publiques. On se rappelle ainsi la formule du gouverneur de la Banque de France qui, en juin dernier, après avoir estimé que 120 % constituait la limite absolue de tout endettement raisonnable, plaidait en faveur de « dépenses publiques enfin plus sélectives ». Ce fut aussi le message du FMI, puis des agences de notation, avec une étude de Standards and Poor publiée le 21 septembre, qui met en garde l’Europe contre une « nouvelle spirale de la dette », ou la mise sous surveillance de la note de la France par l’agence Fitch en mai dernier.

Marteler l'idée qu'il faut payer toute la dette 

Pour ces apôtres de la rigueur budgétaire, ce qui compte c’est de marteler l’idée qu’il faut payer toute la dette (y compris les 485 milliards d’euros de dette souveraine française rachetés auprès du secteur privé par la Banque de France) et, pour cela, continuer de détruire notre service public. Fort de tant de bons conseils, Olivier Dussopt, Ministre chargé des comptes publics, a annoncé ce mercredi 4 novembre la mise en place d’un groupe de travail composé de « personnalités qualifiées » pour réfléchir aux pistes de rétablissement des finances publiques.

Des solutions possibles

L’idée pourrait être bonne : conjointement avec d’autres économistes ou personnalités politiques, l’Institut Rousseau a proposé de multiples pistes pour faire en sorte que la dette publique demeure soutenable, comme l’annulation des dettes publiques détenues au bilan de la BCE, le rétablissement du financement monétaire des États par la banque centrale ou encore la restauration d’un circuit du Trésor, semblable à celui qui a permis à la France de se financer et d’investir massivement pendant les Trente glorieuses. Nous avons affirmé sur tous les tons que la seule règle d’or qui devrait exister en économie, c’est d’investir dans l’avenir, a fortiori lorsque les taux d’emprunt sont négatifs, et que nous avons pour impérieuse nécessité de financer une politique massive de reconstruction sanitaire, écologique et sociale. Sans cela, non seulement nous ne serons pas en mesure de faire face aux conséquences de la crise écologique qui affectent déjà les milieux ruraux, les Alpes et le littoral français, mais encore notre économie suivra la pente déflationniste du scénario japonais (dans lequel l’Italie est déjà passablement engagée). 

À la clef : un ratio dette/PIB qui, justement, ne cessera d’augmenter en dépit de l’amputation de nos revenus que provoquera l’austérité budgétaire. La Grèce, après avoir perdu un quart de ses revenus en cinq ans sous l’effet de l’austérité budgétaire que lui a imposée la Troïka, affiche un ratio dette/PIB similaire (et même un peu supérieur) à celui qui était le sien en 2010 : 180 %. Mais comme Paris et Rome ne sont pas Athènes, ce qui se profile derrière cette nouvelle « crise des dettes publiques », c’est l’implosion de la zone euro. Les prophètes « européistes » du gouvernement l’ont-ils compris ? À la clef, surtout, la victoire assurée de l’extrême-droite en France. La montée des fascismes européens dans les années 1930 s’est produite dans un contexte économique comparable, et l’élection d’Hitler peut être en partie attribuée à l’aveuglement austéritaire du Chancelier Heinrich Brüning de 1930 à 1933, dans une Allemagne plongée dans la déflation. Emmanuel Macron veut-il rester dans l’histoire comme le Brüning de la France ?

Le grand danger est la dette privée

Nous avons également expliqué que le grand danger qui guette l’économie française n’est pas la dette publique mais la dette privée. Elle pourrait atteindre 150 % du PIB à la fin de l’année. Elle empêche nos entreprises d’investir et d’embaucher. Elle accentue la pente déflationniste sur laquelle nous glissons. Elle explique pourquoi les 300 milliards de garantie publique offerts par l’État au printemps n’ont toujours pas été dépensés : pour éviter le naufrage nos entreprises, celles-ci ont besoin de subventions. Pour l’instant, les entreprises s’endettent non pour investir mais pour renforcer leur trésorerie car elles n’ont pas confiance en l’avenir.

Que léguons nous à nos enfants ?

Las, il semble ainsi qu’avant même d’avoir débuté, la réflexion soit d’ores et déjà encadrée, et ses conclusions écrites d’avance. N’est ce point Bruno Le Maire qui déclarait à la rentrée dans les Échos que « Contrairement à ce que certains veulent faire croire aux Français, une dette, ça se rembourse ! Et nous la rembourserons grâce à la croissance, à la maîtrise des finances publiques et à la poursuite des réformes de structure. Je pense aussi à la réforme des retraites. » ? Imposture morale qui confond l’éthique élémentaire (laquelle commande de sauver des vies partout où c’est possible) avec le moralisme de la Schuld. N’est ce point Olivier Dussopt qui déclarait récemment qu’« on ne peut pas reporter sur des générations le fardeau de la dette », utilisant cet argument éculé du poids de la dette (et jamais du patrimoine et du bien-être) léguée à nos enfants ?

On peut emprunter plus en deux mois que toutes les économies réalisées depuis vingt ans

Soyons clairs : réaffirmer que « la dette que nous accumulons sera et devra être remboursée » permet d’éviter soigneusement d’expliquer que des alternatives viables ont déjà été longuement exposées pour faire réellement face au problème de la dette. Mais le veulent-ils vraiment ? Rien n’est moins sûr, car la dette publique est le meilleur allié, depuis plus de quarante ans, de toutes les réformes qui cachent des démissions néolibérales. Elle constitue un alibi trop précieux pour disparaître. À condition qu’elle progresse doucement et sûrement : assez pour faire peur aux citoyens et justifier l’abandon de nos écoles et de nos hôpitaux, mais sans pour autant effrayer les marchés financiers. La mécanique actuelle ne plaît donc pas à nos thuriféraires de la privatisation du monde : elle pourrait révéler aux citoyens que finalement, les économies de bout de chandelle auxquelles nous sommes astreints depuis des décennies n’avaient rien d’une nécessité, puisque l’on peut emprunter plus en deux mois que toutes les économies réalisées depuis vingt ans. Sans que l’on n’observe de changement dramatique des conditions de financement de l’État…

Culpabilisation du corps social et création de nouveaux impôts

Il est donc temps, pour les chiens de garde, de culpabiliser à nouveaux frais le corps social : une dette, ça se paie. Et ce n’est pas qu’une formule. Car il y a fort à parier que la solution retenue par le nouveau Comité Théodule du gouvernement sera un « cantonnement » de la dette publique issue de la crise. Cela signifie qu’un fonds spécial sera mis en place pour rembourser cette dette, comme c’est le cas avec la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES), ce qui justifiera de créer une nouvelle taxe (comme la contribution au remboursement de la dette sociale – CRDS – que nous payons tous et que nous allons continuer à payer avec la crise alors qu’elle aurait dû s’éteindre) afin de rembourser les emprunts émis par ce fonds. Cette « solution », comme toutes les solutions de « cantonnement », pèsera encore davantage sur l’économie française que s’il s’agissait d’une dette publique « pure » que l’on peut faire rouler indéfiniment. Avec des solutions de type « cantonnement », une échéance de remboursement est généralement fixée, qui justifie la création d’un nouvel impôt, lequel demeure ensuite ad vitam aeternam. Vous voilà prévenu : à chaque fois que le gouvernement parle de cantonnement, demandez-lui quel impôt sera prélevé pour le financer.

Le Nouveau Monde ne concerne pas la gestion des finances publiques.

Et nous ne nous arrêterons pas en si bon chemin : avec le cantonnement, il sera aussi question de « maîtrise » des dépenses publiques et de nécessaires réformes sociales (notamment celle des retraites, selon les mots de Bruno Le Maire). Voici la réflexion de notre nouveau comité Théodule bornée pour la suite. Nous serions bien étonnés d’être invités à nous exprimer pour y faire valoir une autre vision, pour y rappeler qu’il est urgent d’ouvrir des hôpitaux et des écoles, et de fermer des salles de marchés financiers. Car des premières informations qui en ressortent, on voit se déployer toute l’ampleur du Nouveau Monde : en feront partie Laurence Parisot, l’ancienne présidente du Medef bien connue pour avoir toujours soutenu toutes les politiques d’austérité des précédents gouvernements ou Jean Arthuis, ex-ministre de l’Économie sous Jacques Chirac, qui déclarait en janvier 2020 : “je ne pense pas que l’on puisse échapper à une hausse des impôts”. Une chose est certaine à ce stade : le Nouveau Monde ne concerne pas la gestion des finances publiques.

Faire accepter un ordre en le rendant aimable,

On pourrait ainsi penser à ce comité comme Paul Nizan pensait la philosophie bourgeoise : « elle a pour mission de faire accepter un ordre en le rendant aimable, en lui conférant la noblesse, en lui apportant des justifications. Elle mystifie les victimes du régime bourgeois, tous les hommes qui pourraient s’élever contre lui. […] Elle a enfin pour fonction de rendre claires, d’affermir et de propager les vérités partielles engendrées par la bourgeoisie et utiles à son pouvoir. ». Étonnant d’actualité lorsque l’on sait que nos contradicteurs parlent de nos solutions comme relevant d’une économie « vaudou ». Ceux-ci refusent de discuter des moyens qui permettraient de maîtriser la dette sans avoir recours à l’austérité. Sans doute de peur que nous ne fassions la preuve, à rebours de leur agenda politique, que la monnaie peut être un instrument d’émancipation et non d’asservissement. Pour notre part, nous ne craignons aucunement la discussion autour de ces questions qui vampirisent la démocratie et semblent ne pas supporter la lumière du jour.


Incompétence de nos gardiens ; imposture morale ; sacrifice de nos vies, du service public, de l’économie ; mise en danger du projet européen ; promotion indirecte de l’extrême-droite ; sortie de la démocratie. La question posée par le vieux Juvénal, il y a dix-neuf siècles, est plus que jamais d’actualité : « Quis custodiet ipsos custodes ?[8] »


 


 


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