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La Silicon Valley nous montre à quoi ressemble le capitalisme déchaîné


Menlo Park ? Les plus sili-connectés savent que s’y prépare le campus géant de Facebook, qui regroupera bientôt logements et commerces. C’est aussi la ville que la photographe Mary Beth Meehan a choisi comme point d’ancrage lors son immersion, en octobre 2017, au coeur de la Silicon Valley. Lieu de naissance des grandes entreprises tech, terre de promesses, la Silicon Valley n’a pas perdu de sa superbe puisque plus de 3 millions d’habitants s’y accumulent aujourd’hui sur 5 000 km2. Mais la foi en une technologie salvatrice, capable de « make a world a better place », a pris un coup, et le mythe s’effrite, ébranlé entre autres par l’explosion des inégalités.

« Avec les conneries d’Elon Musk, nous allons tous y perdre. Tous y perdre. » L’avertissement est prononcé par un ex-employé de Tesla, Branton. Depuis son travail sur les chaînes des voitures électriques, il a constaté les blessures des employés, s’est proposé comme « coordinateur de sécurité », puis devant l’ignorance de l’entreprise, a fini par démissionner. Du côté de Mountain View, là où est installé le siège de Google, Mary Beth Meehan rencontre Cristobal, agent de sécurité chez Facebook, qui gagne 21 dollars de l’heure mais vit dans un abri au fond d’une cour. Ou bien Victor, 80 ans, logé dans une caravane sans électricité ni eau potable depuis qu’il a dû quitter son appartement dont le loyer avait explosé.

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Le coût de la vie dans la « Valley » assomme aussi ceux qui, comme Gee et Virginia, respectivement fondateur d’une start-up et au service financier d’Hewlett-Packard, gagnent 350 000 dollars par an, soit six fois le salaire national médian d’un foyer, mais appartiennent ici à la « classe moyenne ». Coût exorbitant de la vie, inflation des loyers, creusement des inégalités, pollution environnementale liée à la production de silicium dans les années 1970… Comment vit-on dans la Silicon Valley lorsqu’on est en marge des success story qui en ont fait la réputation ?

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Pour quiconque vit et travaille dans la Silicon Valley, les inégalités sautent aux yeux ? Ou deux mondes vivent juxtaposés ? 

A l’extérieur de Stanford vous pouvez voir les rangées de caravanes. Et de l’autre côté il y a cet autre monde dans les collines, où les habitants peuvent s’acheter le fait de s’isoler de la réalité du terrain. Ma subjectivité intervient aussi dans le fait de ne pas être allée les interviewer eux, d’ailleurs. Quant aux inégalités, elles empirent : comme le montre un article récent, dans la Silicon Valley, « Wages are down for everyone but the top 10 percent », le chômage est faible mais l’argent se concentre au sommet et ne rend pas la vie plus facile à tout le monde.

« Même les belles choses sont teintées de ce quelque chose qui ne va pas, qui n’est pas sain »

Mais il y a du soleil tous les jours, tout est beau, vous prenez votre voiture et vous allez faire des randonnées. En allant me promener un soir, j’ai pris en photo un étang au soleil couchant, et ce n’est qu’en rentrant chez moi, en commençant à faire des recherches, que je me suis rendue compte que ce que j’avais photographié était une décharge... Même les belles choses sont teintées de ce quelque chose qui ne va pas, qui n’est pas sain.

Origines de la Silicon Valley

On l’oublie souvent, mais la Silicon Valley tient son nom des puces en silicium qui ont été fabriquées ici avec le matériel informatique, entre le début des années 1960 et les années 1980. Les entreprises ont utilisé des produits chimiques hautement toxiques qu’elles ont enfoui dans les terrains alentours et qui subsistent dans le sol. Vous avez par exemple rencontré un homme né avec une déformation congénitale, ou des jeunes dont la maison avait été identifiée comme étant voisine d'une zone toxique…


La pollution est là depuis le début, depuis la naissance de l'industrie de la tech dans la vallée. Elle est dans l'eau, elle est dans le sol, elle est dans l'air. À Mountain View par exemple, juste à côté de la maison d'Erfan, il y a un endroit qui s'appelle Whisman, avec des eaux souterraines contaminées par ces produits chimiques. C'est une réalité particulièrement insidieuse : en surface, tout est tellement beau, les fleurs, les lauriers roses, les roses… Mais beaucoup de gens vivent dans des zones en réhabilitation. Vous ne pouvez pas le voir depuis la rue, mais cet héritage de la contamination est bien réel.

Nous participons tous à cette vision sélective pour profiter des bienfaits de la technologie

Et ça soulève une question : ces mêmes produits, aujourd’hui, continuent d'être fabriqués, ou démantelés, et pour cela ils ont quitté la Californie, ils sont en Asie, ou dans des endroits où les régulations sont très faibles. Malgré tout, regardez ce que je trimballe avec moi : un iPhone. Nous participons tous à cette vision sélective. Pour profiter des bienfaits de la technologie. Mais cela demande de fermer un oeil. Avec ce livre on essaie de montrer ce sur quoi on ferme les yeux, et notamment les vies de ces gens-là. La question est de savoir comment on donne aux faits une humanité. Parce que c'est une chose de voir les chiffres, une autre de voir les personnes qui sont réellement affectées. J’ai rencontré Ariana, qui un jour est rentrée chez elle alors que des hommes installaient des capteurs pour tester la qualité de l’air en dedans et en dehors de l’immeuble : l’air autour de chez elle était contaminé par des vapeurs de trichlorétyhlène (TCE), un solvant cancérogène dont les fabricants locaux se servaient pour nettoyer les plaquettes de silicium. Des hommes reviennent régulièrement faire des tests mais elle n’en sait pas plus.

Le mythe de la Silicon Valley 

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Je parlais il y a quelques jours avec un cousin dont je suis très proche, nous avons grandi ensemble. Il est Républicain, il soutient Donald Trump. Il me dit : « La Silicon Valley ? Ils créent des emplois, les salaires ont augmenté, le chômage baisse, qu’est-ce que tu racontes, Mary Beth ? » Je rétorque qu'au-delà de ces chiffres les gens sont sans domicile fixe, parce que le coût de la vie n'est pas inclus. Lui croit à Milton Friedman, à la théorie du ruissellement. Je réponds que c'est de la folie, qu'il devrait être illégal d’y payer quelqu'un moins de 30 dollars l'heure, il dit : « c'est du socialisme ». Ce sont donc des visions du monde qui s’opposent. 

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Même si le mythe de Donald Trump par exemple a été en partie brisé, la moitié du pays continue de croire en lui. Tout cela est lié. Là où je vis, le salaire minimum est de 8 dollars l'heure. Dans la Silicon Valley, ils se battent pour 15 dollars minimum, mais même à 15 dollars, vous vivez dans la pauvreté, dans une caravane. Mon cousin est persuadé qu'augmenter le salaire minimum va affaiblir les entreprises. Je demande pourquoi on ne parle pas de tout cet argent qui est pris au sommet par une minorité, pourquoi on prend toujours celui des travailleurs. Et là je commence à paraître marxiste.

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La Silicon Valley, c’est l’avenir, et c’est une dystopie

[...] Elle était la première à me dire que cela devenait comme un pays en voie de développement, du moins sur la question de la séparation entre riches et pauvres. Et de la confiscation de la richesse au sommet, et la baisse des conditions de vie pour les gens du bas de l'échelle. Je pense que c'est le cas. La richesse est créée sans penser au logement, aux employés du bas de l’échelle, et cela crée un cas extrême au sein des Etats-Unis, cela montre à quoi ça ressemble quand le capitalisme peut vraiment se déchaîner.


Je disais en permanence à Fred Turner : pourquoi Mark Zuckerberg, pourquoi ces personnes au sommet doivent-elles gagner des milliards, pourquoi ne peuvent-elles pas gagner un milliard de moins et le redistribuer ? Non, car les entreprises sont tenues de maximiser le profit des actionnaires. Ceci étant dit, je ne suis pas économiste, je ne peux comprendre la situation qu'à un certain niveau et mon travail est d’être auprès des gens pour comprendre leurs expériences. Ce que j’ai vu dans la Silicon Valley, c’est ce que cette idée de rendre le monde meilleur n’est pas valable pour tous.


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LIRE L'ARTICLE INTÉGRAL D'ANNABELLE LAURENT ET VOIR DES PHOTOS DE MARY BETH MEEHAN  SUR USBEK ET RICA

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